Il en est des archives comme des déchets, ça embarrasse et cela fait déjà un bon moment.
A bien regarder notre rapport au cours de l’histoire contemporaine à ces deux objets qui ont pour point commun d’être des rebus, ce rapport a été à bien des égards non sans ressemblance. Voyez comment nous, dans nos cultures occidentales tout au moins, avons pris l’habitude d’enfouir nos restes. Bien sûr, nos morts en sacralisant le trou par un tombeau mais aussi tout ce qui survit quotidiennement à nos activités, tout ce qui nous reste sur les bras et qu’on ne peut pas cacher sous le tapis, on l’enterre bien profondément. Là, c’est sans fleur ni couronne. On préfère le faire en toute discrétion. Ainsi, continue-t-on à enterrer les déchets radioactifs de nos centrales nucléaires, les produits toxiques et tout ce qui nous encombre. Désormais, en France, il est interdit de brûler le contenu de nos poubelles, alors bien souvent comme des serial killers, certains prennent leur pelle et creusent pour que la terre engloutisse les papiers gras et autres.
Il n’en est pas autrement des archives. Nous avons pris l’habitude de les enfouir comme on aime à dire. Nous ne les jetons pas au fond d’un trou, ce trou est certes bien gardé et les archivistes sont là pour veiller à ce que nul insecte ne s’en nourrisse et que nul champignon ne vienne s’y développer : nos magasins d’archives sont les tombes de nos mémoires.
Il arrive que de temps à autre une personne veuille consulter un des dossiers enfermés dans une boite, rangé dans le magasin 2 au niveau -1, mais avouons-le, les salles de consultation des centres d’archives sont de plus en plus vides, on déterre de moins en moins nos vieux papiers. Et si l’on songe au nombre de kilomètres linéaires d’archives publiques et privées que nous conservons, au coût de cette opération, il est une proportion considérable d’archives que l’on classe et que l’on range pour ne jamais les remonter du fond.
Pensons à nos archives personnelles: lettres reçues, enveloppes pleines de photographies jaunies, papiers divers (contrats et autres factures) forment des strates qu’on tient d’abord chez soi puis qui finissent le plus souvent à la cave, un peu au-dessus de la terre, mais déjà un peu en-dessous du niveau de la vie. Nos caves sont ainsi par l’humidité qui y règne des pourrissoirs de nos mémoires individuelles et collectives. Il faut bien le reconnaître puisque nous n’en sommes pas à la première confidence, il en est de ce qu’on met à la cave comme dans un trou, on a vite fait de l’oublier, et ne plus jamais y retoucher, sauf quand on déménagera, mais alors tout passera à la benne. Ce passage par le fond nous autorisera à jeter. Mais nous concernant, nous en sommes au stade du trou. Comment en sortir.
Nous avons trouvé la solution s’agissant des déchets alimentaires, Nous ne fermons pas le trou : nous faisons du compost. Nous trions consciencieusement nos déchets ; ce qui ne peut y aller, nous le brûlons pour produire de l’énergie ou nous le recyclons : verre, textile, papier, carton…
Dans le compost, nous ne gardons que le meilleur, ce qui pourra constituer un bon engrais.
Je propose d’appliquer aux archives la méthode du compost. Un compost d’archives. Quand on y pense cela apparaît comme une évidence, les archives pour être vivantes ont besoin d’être transformées et quoi de mieux pour cela que d’autres archives de même nature mais provenant d’autres producteurs. La proposition peut paraître étrange telle qu’elle est formulée ici. Essayons d’être plus explicite car en aucun cas il ne s’agit ici de filer la métaphore. L’idée est bien de mettre dans un même carton des archives de provenances diverses un peu à la manière dont Andy Warhol avait imaginé ses capsules de temps. Mais en considérant les archives comme un matériau organique.
En somme, estimer que ces vies qui sont saisies sur tous ces procès-verbaux de police, que tous ces signalements d’individus dangereux, que ces rapports de descentes dans des bas-fonds sont une matière vivante qui se nourrit, s’enrichit, s’entremêle. Et que c’est de cette mise en commun – comme on parle de fosse commune – que quelque chose de nouveau peut naître. Il ne s’agit pas d’imiter les historien.ne.s et de former d’inédites séries qui permettent soudain de mieux comprendre tel ou tel événement. Nous croyons au rhizome d’archives, à cette forme qui soudain jaillit de l’entremêlement des liasses. Mais il ne s’agit pas non plus d’un devenir artistique des archives. Nous ne cherchons pas à faire de ce compost, à la manière de Michel Blazy, une œuvre d’art. Nous croyons aux archives et à leur force collective.
Pensons aux archives minoritaires que les unes et les uns aiment à conserver sous vitrine et les autres à caresser. Foutons-leur la paix ! Laissons-les tisser entre elles des relations que ni vous ni toi ni moi n’avons imaginées. Le poète n’a-t-il pas dit que « rien n’est vrai, tout est vivant ».
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